Chapitre II
Walobo n’avait rien d’une ville au sens européen du mot. C’était un assemblage disparate de maisons en bois, groupées au bord du fleuve. Quelques comptoirs et factoreries où l’on vendait de tout, depuis le matériel de prospecteur jusqu’au chewing-gum made in U.S.A., en passant par les armes et les « curios » destinés à appâter les rares touristes ; quelques bungalows aussi, maisons de trafiquants et de chasseurs ; et, tout autour, les huttes aux murs de boue et aux toits de chaume du village indigène.
C’était à l’aube que le steamer était venu s’amarrer au wharf de planches permettant d’accéder à la berge, et déjà celle-ci grouillait de monde. Porteurs noirs prêts à décharger la cargaison, femmes drapées dans des cotonnades de couleurs vives et portant leurs enfants attachés sur le dos, à la mode indigène, quelques Blancs aussi, venus là pour surveiller leurs chargements ou attendre quelque ami.
Tout de suite, Bob Morane visa ce grand diable maigre, au visage de vieux cuir qui, chaussé de bottes lacées, vêtu de toile kaki et coiffé d’un vieux feutre verdi par le soleil et les pluies, inspectait avec insistance le pont du bateau, à la recherche semblait-il de quelque figure familière.
— Hello, Al ! cria Morane en tentant de dominer le brouhaha de l’arrivée.
Allan Wood releva la tête et regarda dans la direction d’où venait l’appel. Aussitôt, son visage s’éclaira et, abandonnant pour un bref instant son flegme britannique, il se mit à crier à son tour :
— Bob ! Ce vieux Bob !
Quelques instants plus tard, une accolade furieuse réunissait les deux amis. Lorsque cette manifestation d’amitié eut pris fin, Bob Morane se tourna vers Leni Hetzel, descendue du bateau derrière lui.
— Voici Allan Wood, dont nous avons parlé hier soir, dit-il. Al, je te présente Miss Leni Hetzel qui, comme moi, mais pour des motifs différents, est venue à Walobo tout exprès pour te voir…
Le chasseur et la jeune Autrichienne échangèrent une chaleureuse poignée de main.
— Allons chez moi ! fit Wood au bout d’un moment. Nous y serons à l’aise pour parler… M’Booli s’occupera de vos bagages.
Il se tourna vers un grand Noir aux muscles d’Hercule Farnèse, qui se tenait légèrement à l’écart, et lui lança un ordre. M’Booli sourit de toutes ses dents limées en pointe et secoua la tête affirmativement.
— M’Booli fera le nécessaire, Bwana, dit-il simplement.
Déjà, bousculant les autres indigènes, le Noir s’élançait le long du gangway et prenait pied sur le pont du steamer. Quelques secondes plus tard, il reparaissait avec une énorme malle sur chacune de ses épaules. Leni se mit à rire doucement.
— Vous devez vous sentir en sécurité avec un pareil cerbère à vos côtés, Monsieur Wood, fit-elle.
L’Anglais hocha la tête.
— M’Booli m’est tout dévoué en effet, dit-il. C’est un authentique Balébélé, et rien ne l’effraie, sauf Juju bien sûr, comme tout le monde ici. Le père de M’Booli était déjà au service de mon père, et lui-même a continué à me servir. Un jour, mon fusil s’étant enrayé, M’Booli n’a pas hésité à attaquer un lion à la hache, pour me défendre, et il en a triomphé…
Leni Hetzel, Allan Wood et Bob Morane s’étaient mis en marche le long de la rive du fleuve, en direction du bungalow de l’Anglais. Au bout d’un moment, la jeune fille prit la parole.
— Quitte à paraître ignorante, je voudrais savoir ce que vous entendez par Juju, Monsieur Wood…
Une expression de soudaine gravité se peignit sur les traits du jeune chasseur.
— C’est difficile à expliquer, dit-il. Juju est le totem des totems. C’est le maître magicien de la jungle, plus puissant que Maou lui-même, la déité supérieure, car Maou n’a pas de contacts avec les hommes, tandis que Juju, lui, régit leurs destinées. C’est lui l’esprit de la forêt et de la tempête. Quand les sorciers l’invoquent, les tam-tams se mettent à battre aussitôt et les tribus de la forêt entrent en transes, prêtes au carnage. Juju, c’est toute la sorcellerie incarnée. Un homme meurt-il d’une maladie mystérieuse, c’est Juju. Un léopard ou un lion tue-t-il sans qu’on parvienne à le tuer à son tour, c’est encore Juju. En un mot, Juju c’est toute la vieille Afrique, avec ses légendes, ses terreurs ancestrales, ses monstres humains qui errent la nuit pour tuer ; la vieille Afrique avec ses festins de chair humaine, ses terribles épidémies et ses famines…
— Mon Dieu ! comme vous en parlez ! s’exclama la jeune fille. On dirait que vous-même croyez à ce Juju, Monsieur Wood…
— Bien sûr, j’y crois. Chaque jour, depuis mon enfance, j’ai eu des preuves de son existence. Tenez, ces Hommes-Léopards qui refont parler d’eux ces temps-ci, c’est Juju qui les commande…
Leni haussa les épaules.
— Bien sûr, dit-elle, vos Hommes-Léopards croient en Juju, mais ce n’est pas une raison pour qu’il existe…
— Justement, Miss Hetzel, c’est là une raison suffisante. Toute chose imaginée par l’esprit humain a, par le fait même, une possibilité d’existence. Juju, c’est le Grand Pan des anciens, et personne n’a jamais nié l’existence des arbres, de la terre, des fleuves et des vents. Peut-être direz-vous qu’à force de vivre en Afrique, je suis devenu aussi superstitieux que les noirs. Pourtant, n’oubliez pas les paroles mises par Shakespeare dans la bouche d’Hamlet : « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Oratio, que n’en imagine ta philosophie… »
— Entendre citer Shakespeare ici, à Walobo, en pleine forêt africaine, n’est-ce pas étrange ? remarqua la jeune fille.
À ce moment, Bob Morane, qui ne s’était pas mêlé jusqu’alors à la conversation, dit d’une voix sarcastique :
— Attendez que notre ami Al se soit mis à vous réciter du Shelley ou du Kipling, alors, vous ne vous étonnerez plus. C’est un poète qui s’ignore, notre ami Al…
Les deux hommes et la jeune fille étaient parvenus devant un vaste bungalow autour duquel on avait aménagé une large terrasse à colonnades de bambou. Allan Wood gravit les quelques marches conduisant à la terrasse, traversa celle-ci et précéda ses hôtes dans une vaste pièce au plancher couvert de peaux de fauves et aux murs ornés de trophées de chasse. Dans un coin, les canons bleuis d’une impressionnante rangée de carabines et de fusils de chasse brillaient comme des tuyaux d’orgue.
Allan Wood désigna de confortables fauteuils à ses compagnons et, après avoir fait apporter des boissons par une domestique indigène, il s’assit à son tour, bourra de tabac blond une courte pipe de bruyère, l’alluma posément puis, se tournant vers la jeune fille, demanda :
— Voyons maintenant, Miss Hetzel, en quoi puis-je vous être utile…
*
* *
Quand la jeune Autrichienne eut fini de parler, la pipe d’Allan Wood venait de s’éteindre. Il en secoua les cendres au-dessus d’un cendrier taillé dans un sabot de buffle, puis souffla à deux ou trois reprises à travers le tuyau pour bien le dégager. Finalement, il posa la pipe sur l’accoudoir de son fauteuil et releva lentement la tête.
— Votre histoire est fort intéressante, Miss Hetzel, dit-il, et je ne doute pas de sa véracité. J’ai moi-même entendu parler jadis, quand j’étais encore un jeune garçon, de la disparition de Porker et de Cutter. Cela a fait pas mal de bruit à Walobo à l’époque. Pourtant, malgré tout mon désir de vous venir en aide, je ne puis accepter de vous servir de guide. Du moins pas pour l’instant. Plus tard, je ne dis pas…
Le visage de la jeune fille se durcit soudain.
— J’ai décidé de partir sans retard, fit-elle d’une voix forte. Si vous refusez de m’accompagner, je trouverai bien quelqu’un d’autre…
Allan Wood ne perdit pas son calme. Il eut même un geste apaisant.
— Inutile de vous énerver, Miss Hetzel, dit-il. Avant tout, laissez-moi vous dire pourquoi je refuse de vous accompagner. Si j’ai bien compris, pour atteindre votre Vallée des Brontosaures, il faut marcher vers l’est, jusqu’à la rivière Sangrâh et là, à hauteur de la première chute, obliquer vers le nord… Or, écoutez bien ceci. Pour gagner le cours de la Sangrâh, il faut traverser le territoire des Balébélés dont le roi, ce vieux pirate de Bankutûh, ne veut rien avoir affaire avec les Blancs, ce dont je ne saurais d’ailleurs le blâmer. Au pis-aller, il serait encore possible de contourner le plateau où habitent les Balébélés, tout comme l’ont fait jadis Porker et Cutter. Ainsi, nous pourrions atteindre la rivière Sangrâh sans encombre. Là, cependant, commenceraient les réels ennuis. Les rives de la Sangrâh sont en effet occupées par les Bakubis dont tous les guerriers appartiennent à la secte des Aniotos, c’est-à-dire des Hommes-Léopards. Depuis plusieurs années, ceux-ci n’avaient plus fait parler d’eux. Pourtant, voilà quelques semaines, ils semblent s’être réveillés : deux missionnaires catholiques assassinés et les membres d’une caravane de marchands syriens massacrés à la limite même des territoires bakubis. Tenter d’atteindre les bords de la Sangrâh, vous devez vous en rendre compte, équivaudrait à courir à une mort quasi certaine. En outre, d’autres difficultés se présenteront à nous. La région de la Sangrâh a mauvaise réputation, non seulement à cause des Hommes-Léopards, mais aussi parce que c’est là qu’habitent le Mngwa et le Chipekwe, ces deux bêtes mystérieuses qui sèment la terreur parmi les indigènes, Balébélés et Bakubis y compris. Avant même d’avoir atteint votre Vallée des Brontosaures, nous ne serions plus maîtres de nos porteurs. Les Noirs sont courageux et n’hésitent pas, s’il le faut, à attaquer le lion ou même l’éléphant à l’épieu, mais si les vieilles terreurs ancestrales les étreignent, il n’y a plus rien à faire. Ils deviennent pareils à des enfants perdus dans les ténèbres…
— Je ne pensais pas, Monsieur Wood, interrompit la jeune femme avec un peu d’amertume, que des épouvantails comme votre Mngwa et votre Chipekwe pourraient vous faire reculer…
— Le Mngwa et le Chipekwe ne sont pas seulement des épouvantails, Miss Hetzel. Ils existent. À plusieurs reprises, j’ai croisé leurs traces dans la jungle. Quant à leur donner une identité, c’est autre chose. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il ne s’agissait guère d’animaux connus… D’ailleurs, ce ne sont pas le Mngwa et le Chipekwe qui me font reculer, mais les Hommes-Léopards. Tant qu’ils tiendront la jungle, celle-ci nous sera interdite…
Il y eut un moment de lourd silence. Tassé dans son fauteuil, Bob Morane, qui se gardait bien de prendre part à la conversation, se demandait qui, de la jeune fille et du chasseur, allait l’emporter ; si la première finirait par persuader le second de l’accompagner ou, si, au contraire, Wood allait réussir à convaincre Leni Hetzel de renoncer à son dessein téméraire. Ce fut la jeune Autrichienne qui, la première, reprit la parole.
— Je suppose, Monsieur Wood, que rien ne pourra vous décider à m’accompagner, même la promesse d’une prime importante…
Allan Wood secoua doucement la tête.
— Je considère votre vie, celle des porteurs… et la mienne comme plus précieuses que tout l’argent du monde. Même si vous jetiez les joyaux de la Couronne dans la balance, celle-ci ne pencherait pas un seul instant de votre côté. Ma décision est définitive, Miss Hetzel : je ne vous conduirai pas vers le territoire bakubi, du moins pour l’instant. Venez me retrouver dans un an. Alors, si les Hommes-Léopards se sont calmés et ont rangé leurs peaux de fauves et leurs griffes de fer, peut-être pourrons-nous réenvisager sérieusement la question…
Une expression de contrariété s’était peinte sur les traits fins de Leni Hetzel. Elle se leva et dit encore :
— Je regrette vivement de vous voir prendre cette décision, Monsieur Wood. J’aurais vraiment aimé m’assurer de votre collaboration, mais, puisque vous avez peur…
Elle s’arrêta de parler, comme attendant la réaction de Wood à cette dernière remarque. Mais le chasseur ne perdit pas son calme ; seul, un sourire narquois brilla dans ses yeux gris.
— Allez dire à quiconque ici, à Walobo, qu’Allan Wood a peur, Miss Hetzel, et l’on vous rira au nez. Non, comprenez-moi, il y a une différence entre la prudence et la témérité. Les téméraires meurent tous jeunes…
Sans répondre, la jeune fille tendit la main à Bob Morane et à son ami, puis elle se dirigea vers la porte. Sur le seuil de la galerie, elle se retourna pour dire :
— Je regrette vraiment de n’avoir pu m’entendre avec vous, Monsieur Wood. Il me faudra donc trouver quelqu’un d’autre. Le nommé Peter Bald sera peut-être moins prudent, lui…
— Vous auriez tort de vous adresser à Bald, rétorqua Wood. Je n’aime pas médire de quelqu’un, surtout s’il s’agit d’un de mes compatriotes. Mais Peter Bald vendrait son âme pour une once d’or, et il ne reculerait devant aucune scélératesse pour s’approprier celle-ci…
Leni Hetzel ne répondit pas. Elle tourna les talons et gagna le dehors. Allan Wood se leva à son tour et, debout à l’entrée de la galerie, regarda la silhouette claire de la jeune fille s’éloigner le long de la rive du fleuve. Quand il se retourna vers Bob, il y avait une teinte de regret dans ses regards…
— Crâne petite, dit-il. Dommage que j’aie dû lui refuser mon aide !…
Morane considéra longuement son ami, puis il se mit à sourire narquoisement, comme s’il venait de lire dans ses pensées.
— J’ai l’impression que tu as dû t’arracher ce refus à toi-même, mon vieil Al. Quand tu as dit « non » à cette pauvre Leni Hetzel, on t’aurait cru en train de te faire extirper une dent sans anesthésie…
— Rien ne t’échappe, Bob. Bien sûr, s’il s’était agi seulement de ma vie, j’aurais accepté, mais il s’agissait également de la vie de Miss Hetzel elle-même, de celle des porteurs et de la tienne car, comme je te connais, sacré renifleur de dangers, tu aurais remué ciel et terre pour nous accompagner.
— Bien sûr, coupa Morane. Je te remercie de prendre ainsi soin de ma petite santé. Mais il y a une chose à laquelle tu n’as sans doute guère songé. En refusant, tu as jeté cette pauvre petite dans les mains de ce Peter Bald qui, tu viens de le dire toi-même, est une crapule de première bourre…
Wood haussa les épaules.
— Bah, Peter Bald refusera lui aussi. Pour l’instant, personne, à Walobo, ni même dans tout le Centre-Afrique, n’accepterait, pour quelques centaines de livres, de gagner le territoire de la Sangrâh, et miss Hetzel ne pourra partir seule… D’ailleurs, n’oublie pas une chose : je suis à tes ordres. À moins que tu aies renoncé à tes projets de chasseur d’images…
Bob secoua la tête.
— Je n’ai renoncé à rien du tout, dit-il.
Mais, en lui-même, il regrettait de ne pouvoir partir pour cette mystérieuse Vallée des Brontosaures. S’il y avait un endroit au monde où il eût voulu se rendre en ce moment, c’était là, et nulle part ailleurs…